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Debout sur la passerelle a cote de Carole Mason, Gordon LeSeur observait le commandant Cutter Les mains dans le dos, ce dernier faisait les cent pas devant les innombrables ecrans des instruments de navigation, la demarche raide, le regard fixe, impermeable au decor et aux personnes qui l’entouraient. L’officier de quart, cantonne a l’ecart, ne cherchait pas a dissimuler son malaise.
D’un coup d’oeil sur le radar et la meteo, LeSeur constata que le navire contournait par le sud un systeme depressionnaire particulierement impressionnant qui s’enroulait dans le sens des aiguilles d’une montre sur l’ecran. S’ils avaient la chance de naviguer vent arriere, cela signifiait egalement que la houle les precedait. Les stabilisateurs avaient ete deployes au maximum plusieurs heures auparavant, mais cela n’empechait pas le navire d’etre agite par un va-et-vient desagreable qui ajoutait a l’inconfort des passagers. Un nouveau coup d’oeil aux instruments lui indiqua qu’ils avancaient dans des creux de dix metres et que la vitesse du vent atteignait les quarante noeuds. Cela ne contraignait pas le paquebot de poursuivre sa route majestueusement, un exploit dont LeSeur n’etait pas peu fier.
Kemper se materialisa soudainement a ses cotes, la lueur bleutee des moniteurs accentuant l’inquietude qui se lisait sur ses traits.
— Je voudrais vous dire un mot, monsieur, murmura-t-il.
D’un regard, LeSeur adressa un signe a Mason et les deux officiers suivirent Kemper jusqu’a une partie reculee de la passerelle. La pluie fouettait les vitres sur lesquelles elle s’ecoulait ensuite en cataracte. A l’exterieur, la nuit etait impenetrable.
Sans un mot, Kemper tendit une feuille a LeSeur qui la lut dans la penombre.
— Seigneur ! Dix-huit nouvelles disparitions ? ! !
— Oui, monsieur, mais vous verrez au bas de la feuille qu’on a retrouve seize des disparus. Il suffit qu’un passager quitte sa cabine pendant dix minutes pour que son conjoint appelle la securite. En clair, la situation devient difficilement tenable. Les gens commencent a paniquer et mes hommes sont debordes.
— Qu’en est-il des deux derniers ?
— La premiere est une adolescente de seize ans dont la disparition a ete signalee par ses grands-parents. La seconde une femme souffrant d’un leger Alzheimer.
— Depuis quand ont-elles disparu ?
— La gamine depuis plus de trois heures. La vieille dame depuis une heure seulement.
— A votre avis, c’est inquietant ?
Kemper hesita avant de repondre.
— Je ne me fais pas vraiment de souci pour la vieille dame. Il suffit qu’elle se soit perdue ou qu’elle se soit endormie quelque part. Le cas de la gamine me preoccupe nettement plus. On a passe plusieurs annonces et on a cherche dans tous les espaces publics. Ce n’est pas tout, il y a egalement ceci.
Le responsable de la securite tendit une autre feuille a LeSeur qui la lut en ecarquillant les yeux.
— Nom de Dieu, c’est pas vrai ! s’exclama-t-il en tapotant la feuille du doigt. Il y aurait un monstre a bord ?
— Six passagers pretendent l’avoir vu sur le pont 9.Une espece de… je ne sais pas tres bien. Un truc enveloppe d’un epais nuage de fumee ou bien un genre d’ectoplasme, selon les versions qu’on a pu recueillir. Les temoins ne sont pas tres clairs.
LeSeur rendit les papiers a Kemper.
— C’est completement ridicule.
— Oui, mais ca vous montre a quel point d’hysterie nous en sommes. Pour moi, c’est bien ca le plus inquietant. A l’heure qu’il est, je n’ai pas les moyens de gerer une crise d’hysterie collective sur un paquebot en plein Atlantique. Ce genre de situation nous depasse.
— N’y aurait-il pas moyen d’affecter une partie de l’equipage a la securite ? Je pense aux jeunes gars de la salle des machines, par exemple.
— Le reglement l’interdit formellement, intervint Mason. Le commandant est le seul a pouvoir prendre une telle decision.
— Pourquoi ne pas lui en faire la demande ? suggera Kemper.
Mason jeta un regard dubitatif du cote de Cutter.
— J’ai bien peur que le moment soit mal choisi pour demander quoi que ce soit au commandant, laissa-t-elle tomber.
— Dans ce cas, il suffirait de fermer les casinos et de demander aux hommes de Hentoff de nous donner un coup de main.
— La compagnie nous etrillerait. Quarante pour cent des benefices de la traversee proviennent des casinos. En plus, ces gens-la sont des croupiers et des responsables de salle, pas des agents de securite. Autant demander au personnel de la restauration de vous aider.
Un silence pesant s’installa.
— Merci de votre rapport, monsieur Kemper, reprit Mason. Vous pouvez disposer.
Kemper salua les deux officiers et quitta la passerelle.
— Capitaine ? demanda LeSeur.
— Oui, monsieur LeSeur ? repondit la jeune femme en tournant vers son collegue un visage plus determine que jamais.
— Je suis desole de poser a nouveau la question, mais a-t-on a nouveau envisage de derouter le navire sur Saint John’s ?
Un long silence accueillit la question du premier officier
— Non, monsieur LeSeur, pas officiellement, repliqua-t-elle enfin.
— Puis-je me permettre de vous demander pourquoi ?
Mason prit le temps de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de repondre.
— Le commandant a donne des instructions tres strictes a ce sujet.
— Et si jamais… si jamais cette adolescente disparue etait une autre victime du tueur ?
— Le commandant Cutter ne manifeste aucun signe de vouloir changer d’avis.
LeSeur sentit une bouffee de colere monter en lui.
— Ne m’en veuillez pas de vous parler franchement, capitaine, mais nous avons un dangereux assassin a bord. A en croire ce Pendergast, il a deja tue trois personnes. Les passagers sont affoles, la moitie d’entre eux se terre dans leur cabine et les autres passent leur temps a se souler au casino ou dans les bars. Tout indique que les gens sont en train de se laisser gagner par la panique, comme le montre cette ridicule histoire de monstre. Vous avez entendu le responsable de la securite, il nous a clairement avoue avoir perdu le controle de la situation. Dans de telles circonstances, vous ne trouveriez pas normal de derouter le navire ?
— Derouter le navire nous obligerait a affronter la tempete.
— J’en suis bien conscient, mais il me semble preferable d’essuyer un grain que d’avoir a faire face a des passagers en delire. Sans parler de l’equipage.
— Nos opinions personnelles ne comptent pas, vous le savez tres bien, retorqua sechement Mason.
Sa froideur n’empecha pas LeSeur de constater que l’argument avait fait mouche. Au meme titre que le feu, l’affolement des passagers est la hantise des officiers de marine, conscients que le rapport de force ne joue pas en leur faveur sur un navire.
— Vous etes tout de meme second capitaine, insista-t-il. Vous etes la mieux placee pour le faire changer d’avis. On ne peut pas continuer comme ca, il faut absolument reussir a le convaincre de derouter le navire.
Mason posa sur lui un regard fatigue.
— Mais enfin, monsieur LeSeur ! Vous ne voyez donc pas que le commandant Cutter n’est pas homme a changer d’avis ? C’est aussi simple que ca.
LeSeur l’observa en silence, la respiration lourde. Ils se trouvaient dans une impasse. Au milieu de la passerelle, le commandant poursuivait imperturbablement ses allees et venues, perdu dans ses pensees, le visage ferme. Son entetement rappelait a LeSeur celui du capitaine Queeg, l’officier bute du film Ouragan sur le Caine qui se revele incapable de sortir de sa logique meme lorsque le chaos finit par prendre possession de son navire.
— Capitaine, si jamais il y a un autre meurtre…
LeSeur laissa sa phrase en suspens.
— Que Dieu nous en protege, mais s’il devait y avoir un autre meurtre, monsieur LeSeur, je vous promets d’en reparler.
— En reparler ? Excusez ma franchise, mais a quoi servirait d’en reparler ? S’il y a un autre…
— Je ne parlais pas de discussion oiseuse. Je pensais a la possibilite d’agir dans le cadre de l’article 5.
Sachant que l’article 5 fixe les conditions de la destitution du commandant en cas de manquement a son devoir, LeSeur regarda Mason avec des yeux ronds.
— Vous ne voulez tout de meme pas…
— Ce sera tout pour le moment, monsieur LeSeur.
Sous le regard eberlue du premier officier, Carole Mason tourna les talons et retourna au milieu de la passerelle ou elle s’arreta pour echanger quelques mots avec l’officier de navigation comme si de rien n’etait.
L’article 5. Decidement, Mason ne manquait pas de couilles. Et tant pis si c’etait la seule solution. D’autant qu’il ne s’agissait plus seulement d’assurer la securite du Britannia, mais bien de garantir sa survie.